Les lendemains dobsèques ne sont pas une partie de plaisir pour le conjoint vivant. On pense pouvoir déterminer les causes du décès en le soumettant à ce rituel.
Dans les villages du Haut-Nkam, les jours de marché sont très intéressants. Ce ne sont pas simplement des lieux déchanges, cest le baromètre par lequel on apprécie létat de santé physique, psychologique et métaphysique de la contrée. Le chef traditionnel, auxiliaire de ladministration, y fait passer ses messages, mais des groupes dindividus pitoyables défilent aussi, pour “sortir le deuil” qui les a frappés. Les férus de la tradition ne ratent jamais cette occasion unique qui renseigne sur les peines des orphelins et des proches, la vacance du pouvoir dans les concessions et la “pureté” des deuils. Dans leschatologie locale en effet, il est admis que la mort est rarement naturelle. Le rite de veuvage est ainsi conçu comme linstrument dévaluation de la culpabilité du conjoint. En dépit des variantes dues à la cohabitation des populations parlant le “fée fée” (la langue locale) avec les tribus Mbo et Diboum, et de la rudesse de certaines traditions particulières, la pratique du veuvage existe uniformément dans ses grandes lignes. A Banka, Bana, Bankondji ou Baboutcheu-Ngaleu, on saccorde à dire que la cérémonie commençait dès la fin de lenterrement, par le “plantain du veuvage”.
Le plantain du veuvage constitue le dernier repas pris en communion avec le défunt par la veuve ou les veuves: elles ne reverront plus ce mari qui avait lhabitude de leur apporter du plantain et de la chèvre quelles cuisinaient à lhuile de palme. Deux plantains sont cuits sous la braise si le défunt était monogame ou autant de paires de plantains quil avait de femmes sil est polygame. La femme doit être assise par terre, les pieds allongés; un initié prend deux plantains et les lui donne; elle en mange un et jette un autre au feu, et sadressant au mort, elle dit: “Prends ta part de nourriture”. Cest lacte dadieu.”, écrit le Prince Feyou de Happi, dans un ouvrage intitulé Lesprit des lois grassfields, édité en 1999 [page 48, Ndlr], lui qui sest intéressé à la question. Des variantes existent sur cette procédure. A Bakassa, il était prévu, au cas où la veuve résidait à lextérieur et était absente lors des obsèques, que son plantain soit braisé et gardé au grenier. Il devait être mangé dès son arrivée, quelle que soit sa durée, faute de quoi elle courait le risque de “mourir avec le ventre ballonné”. Cependant linitié chargé de remettre les doigts de plantain doit être lui-même veuf. Il lui appartient également de remettre au veuf le “Kam”, un pot de terre, à usage dassiette et de verre. Désormais le veuf, qui va pieds nus et ne porte aucun bijou, est installé sur deux feuilles de bananier, devenues son lit et sa chaise. Cest une période dabstinence et de privation. Pour ses besoins, il doit bénéficier du secours dun proche. Pendant cette première phase qui dure en principe neuf (9) jours, il lui est interdit de se laver, de changer de vêtement et dutiliser quelque produit de beauté. Cest la fameuse neuvaine, signe de fin de deuil pour les autres membres de la famille éprouvée, sauf le veuf.
Selon un notable Bana, cette autre période où il “doit porter le deuil” variait selon les humeurs et les intérêts du chef de la famille du défunt. Ainsi dans une famille polygynique, le deuil pouvait durer un à trois mois, sinon autant de mois quil y avait dépouses tandis que lhomme, à son tour, était tenu de sacrifier au rite, chaque fois quil perdait une de ses femmes. “Il est même arrivé quune veuve porte le deuil de son mari pendant trois mois”, confirme-t-il. Pour garder bonne mine, il ne restait de solution que lusage de lhuile davocat et des palmistes. Interdiction était faite aux veuves de côtoyer les hommes. Par contre les hommes jouissaient dune relative liberté. Dans plusieurs villages voisins de Bafang, ils peuvent se laver dès le troisième jour, ne plus utiliser la calebasse et rendre discrètement visite à des amies. Mais dans le principe linitiateur devait, après neuf jours et des négociations parfois intéressées, retirer au veuf le pot de terre et le remplacer par une petite calebasse. Autorisation était enfin donnée de pouvoir se déplacer, mais le veuf traînera cette calebasse avec lui; à la limite, il se servira dun sac en fibres de raphia de couleur blanche pour le porter. Tout ce qui lui est donné en guise dassistance, matérielle ou financière, transitera par-là. Quand il lui arrivait de traverser un cours deau, il devait dabord en prélever quelques gouttes pour arroser ses pieds, tout comme lors de la traversée dun carrefour.
Nzingù
Dans tous les cas, après le temps fixé par le chef de famille et au petit matin du “nzingù” (jour traditionnellement interdit qui coïncide avec le marché du village Bafang), des membres de la famille et de la belle-famille escortent le veuf pour un bain de purification en plein carrefour. Lheure matinale est choisie pour le soustraire au regard des curieux. Leau du bain est contenue dans sa petite calebasse. Dans certains villages, le père du concerné devra laider, en lui versant de leau en petites gouttes, pour le bain. Parfois, cette assistance devait saccompagner dincantations significatives sur ce quon attendait du destin. A la dernière goutte, on laisse tomber la calebasse, qui se brise contre le sol. Puis cest lépreuve fatidique : “il faut pisser”. “Au cours du rite de purification (…), les veuves doivent uriner devant témoin pour certifier quelles sont innocentes de la mort de leur époux”, confirme Feyou de Happy. La même chose est attendue du veuf! Il est en effet établi que si votre responsabilité est réelle dans le décès de votre conjoint, vous nurinerez pas, tant que toute la vérité na pas été dite. Cette phase précise pendant laquelle le veuf “criminel” reconnaîtra ses péchés est particulièrement rude, dans la mesure où celui qui ne pisse pas, doit “se taper le corps au sol en parlant jusquà ce que les urines arrivent, même après la levée du jour”. Puis cest le bannissement. Le coupable sera expulsé de la famille et renié par le village.
Dans le cas où les urines “sortent” vite, il est lavé de tout soupçon et cest la jubilation. “Les choses se sont bien passées”, dit-on en pareille circonstance. Il est coiffé à ras et jette ses vieux habits au carrefour. Il devra dans les prochains jours, “sortir le deuil”. Le temps a, de nos jours, joué un tour à la tradition. Au lieu de quatre semaines autrefois, quelques jours à peine suffisent. Tout est désormais question de la proximité du jour du marché avec le “nzingu”. “Les unes derrière les autres, portant un sac de raphia blanc, la tête rasée, (les veuves) font le tour du marché. Pendant ce tour, les parents et les amis glissent des cadeaux dencouragement dans le sac des veuves…”. De fait, cest à une parade familiale quon assiste, selon la qualité des défunts et cette déformation moderne qui donne même aux phénomènes ésotériques un caractère mondain. Les curieux ignorent que ceux dont les pieds sont embaumés de kaolin, qui portent une croix peinte de la même matière au visage, une couronne de “douani” (une herbe rampante, semblable à la patate) sur la tête et tiennent un morceau de bambou en main, sortent dun long calvaire. Certains ne sont pas sûrs du lendemain. Du moins pour ce qui est des femmes. A la fin du tour, ils lancent un cri de triomphe, lequel est repris en choeur par toute la délégation qui les accompagne. Au moment de rentrer, les pieds et la face seront lavés dans le premier ruisseau quon traversera, puis on jettera le bambou et la couronne vers laval du cours deau. On peut alors regagner le domicile conjugal, sûr que “la malédiction est lavée”.
Héritage
Au cours dune rencontre organisée chez le défunt, on procédera à linventaire des biens et au recensement de ses anciens créanciers et débiteurs. Tous ceux qui ont des choses à revendiquer doivent en apporter la preuve, au besoin en passant par le “cadi”. La sérénité retrouvée, le veuf peut convoler en nouvelles noces quand il voudra, librement. La femme par contre doit rester dans la famille de son défunt époux: “La veuve devient la femme du successeur ou, sil est encore trop jeune, dun des frères de son mari”, explique le patriarche Feyou de Happy, ancien préfet et député aujourdhui âgé de plus de 80 ans. “Les femmes doivent rester dans le foyer conjugal ; la veuve devient non seulement lépouse de lhéritier, mais surtout son conseiller car elle est instruite de certaines affaires, habitudes et conceptions du défunt. Cette expérience est mise au service de lhéritier pour quil assume au mieux la succession”. Dans le village Banka, de simples relations sexuelles avec un mâle nappartenant pas à la famille sont considérées comme un acte de haute trahison. Pour garder son rang, elle doit “être lavée” par un membre de sa belle-famille. Cest dailleurs un devoir du “nouveau mari”. Dans limaginaire collectif, le successeur qui refuse de se soumettre à cette exigence provoque la colère des ancêtres. Qui, en contrepartie, lempêcheront de procréer dans ses nouvelles unions. Nonobstant leur âge, et en dehors de sa mère biologique, il faut entretenir sexuellement “ses nouvelles épouses”.
Néanmoins cette disposition du code civil traditionnel est devenue une pomme de discorde. Les femmes répugnent de plus en plus à rester dans la concession de leur défunt époux, au nom dune nouvelle conception de leur statut. “Je me suis mariée à un homme et non à une dynastie, témoigne Rosette M., une femme de 36 ans qui a perdu son mari lannée dernière. Il est hors de question que jaille vivre avec des gens qui ont passé leur temps du vivant de mon mari à me combattre. Je me débrouillerai avec le peu de moyens quil ma laissés”. Les jeunes héritiers, de leur côté, ne savent pas trop quoi faire des vieilles femmes quon leur a laissées, dans un monde où les goûts et les habitudes sexuelles changent du jour au lendemain. Bien entendu, ce genre dattitude irrite les partisans du respect de la tradition. “Les Blancs nous trompent, dit un notable Baboné. Aujourdhui, on voit des femmes qui, à peine avoir fait leur “lavage”, flânent dans les cabarets et autres lieux de détente” Comme si elles voulaient laisser comprendre quelles sont libres et que la porte est ouverte à la prostitution.”. Ces derniers temps en effet, on note comme un essoufflement de la tradition. Les contraintes professionnelles, médico-sanitaires, les influences culturelles ont fini, par endroits, par avoir raison de cet “acte magique” qui a fait dire à une femme “quà tout prendre, il vaut mieux mourir le premier”.
Les Cahiers de Mutatios 30 Juillet 2005
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